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210ème anniversaire de l'indépendance : "Regard sur l'itinéraire de l'esclave, un devoir de mémoire", par Jean-Claude Desgranges, MD, FAGS

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Le projet de « la Route de l'Esclave », initiative lancée par l'UNESCO en 1994, évoque inéluctablement les pérégrinations sur fond de traitements cruels et de souffrances indicibles de millions de captifs arrachés de force à leur terre natale, l'Afrique, sans espoir de retour. Pendant plusieurs siècles, ils furent impitoyablement embarqués sur les bateaux négriers à l'ile de Gorée et d'autres ports sinistres du Bénin, de la Guinée et du Congo notamment. Ils étaient acheminés, au gré des alizés balayant les vastes espaces de l'Océan Atlantique, vers des destinations lointaines du Nouveau Monde, l'Amérique, fascinant pour les Européens, mués par la soif d'aventure et la convoitise.

Les traitements inhumains et humiliants qui leur étaient infligés provoquaient la colère et des réactions de révolte de la part de ces populations soumises quotidiennement à des brimades et tortures dégradantes. Ils entrainaient aussi de rares velléités de désapprobation et même des discours ou des écrits émanant de leaders religieux tels que Martin Luther, William Wilberforce, l'Abbé Raynal, ou de philosophes écrivains du Siècle des Lumières tels que Diderot, Voltaire, etc.

En jetant un regard sur ce passé douloureux, notre objectif n'est pas de raviver les souvenirs susceptibles de ranimer les rancœurs, sources de morosité et de haine, mais de remplir un devoir de mémoire envers ces millions d'esclaves noirs qui, au prix de leur sueur et de leur sang, ont enrichi les initiateurs et bénéficiaires du « commerce triangulaire du bois d'ébène ». Nous voulons ainsi exorciser les fantômes et, partant, mieux rencontrer l'autre.

Trois figures marquantes

Trois hommes ont conçu et favorisé le peuplement et le développement des colonies françaises des caraïbes : le Cardinal Richelieu, le Ministre Colbert en France et le Gouverneur Bertrand d'Ogeron à St Domingue. Richelieu créa une imposante flotte de guerre chargée de la protection des possessions et navires marchands français. Il encouragea l'éclosion de compagnies françaises de commerce pour mettre en valeur les colonies et préserver les intérêts de la France. Colbert, qui légua son nom à sa politique le Colbertisme, renforça la flotte marchande secondée par une puissante marine de guerre pour en assurer la protection. Il poursuivit la politique coloniale inaugurée sous l'impulsion de Richelieu. Il jugea que les colonies pourraient grandement contribuer à la prospérité de la France. Elles fourniraient les matières premières à la Métropole pour son industrie et absorberaient les produits finis de ses manufactures, illustration du Système de l'Exclusif « Tout par et pour la Métropole ».

Le Gouverneur d'Ogeron, quant à lui, s'évertua à mettre en œuvre les instructions du tout puissant contrôleur général des Finances, de la Marine et des Colonies de Louis XIV : l'irremplaçable Colbert.

Les souffrances et tribulations de l'esclave à St Domingue

Les colons de St Domingue, profitant de la haute main que le Code Noir leur attribuait dans la gestion des esclaves considérés comme des biens meubles ne jouissant d'aucun droit, recouraient à la coercition pour les amener à fournir le maximum de leur capacité. Le travail sur les plantations était donc des plus exigeants et surtout des plus éreintants pour ces esclaves sous alimentés, exposés aux maladies tropicales débilitantes : paludisme, fièvre jaune, dysenterie, etc.

A ce propos, le témoignage d'un voyageur Suisse rapporté par James est édifiant : « Ils étaient au nombre de cent hommes ou femmes de différents âges, tous occupés à creuser des fosses dans une pièce de cannes... Le soleil dardait à plomb sur leur tête ; la sueur coulait de toutes les parties de leur corps ; leurs membres appesantis par la chaleur, fatigués du poids de leurs pioches et par la résistance d'une terre grasse, durcie au point de faire rompre les outils… L'œil impitoyable du gérant observait l'atelier et plusieurs commandeurs, armés de longs fouets, dispersés parmi les travailleurs, frappaient rudement de temps à autre ceux même qui, par lassitude, semblaient forcés de se ralentir... »(1) .

Le fardeau de l'esclave à St Domingue ne se limita point au labeur incessant sur les champs de canne à sucre et dans les places à vivre. La pratique de la torture était courante : torture par le fouet, mais aussi certaines formes plus cruelles comme le « hamac » où l'esclave restait suspendu par les quatre membres. Il existait d'autres punitions plus inhumaines que celles déjà mentionnées : le supplice de la roue, les amputations d'une oreille, d'une main, d'une jambe, la pendaison, la noyade, etc.

Un cas très connu mérite d'être souligné : Caradeux, colon vivant dans la plaine du Cul de Sac, a survécu dans la mémoire collective des Haïtiens comme un maitre cruel. Il organisait de grandes réceptions dans sa plantation, auxquelles il conviait de nombreux colons. Au milieu de la fête, il lançait un concours de tir entre ses invités.

La cible : un fruit placé sur la tête d'un esclave. Inutile de décrire comment certains esclaves tombèrent, victimes de tireurs maladroits. Une punition favorite de Caradeux consistait à enfouir un esclave jusqu'aux épaules et à lui arroser la tête de sirop de canne ; et les fourmis de se ruer sur cette proie sans défense offerte à leur appétit vorace.

Réactions des esclaves

Face à ces traitements inhumains, les réactions des esclaves prenaient une allure multiforme, allant du désespoir conduisant à l'infanticide et au suicide, en passant par les évasions et le marronnage dans des zones montagneuses, aux danses nocturnes au son et au rythme du tam-tam ancestral, entrecoupées de chants liés au culte vaudou.

Ces réactions culminèrent dans une tentative avortée à cause des faiblesses de son leader Mackandal pour l'alcool et les femmes. Il venait de l'Afrique Occidentale, probablement de la Guinée où il grandit sous la religion islamique. Instruit, il parlait la langue arabe. Sa position de sorcier ou de prophète lui conférait une immense influence sur les esclaves noirs. Il conçût le projet d'empoisonner tous les blancs. Il échappa à plusieurs tentatives de le capturer. Les échecs des forces coloniales renforcèrent dans l'esprit des Africains la foi dans l'invincibilité de Mackandal. Il réussit à implanter une organisation clandestine couvrant plusieurs plantations et villes du Nord de la colonie. Il fut dénoncé par des esclaves jaloux de ses aventures avec leurs femmes. Arrêté par les autorités, qui le surprirent en état d'ébriété sur une plantation, il fut brulé vif sous les regards incrédules de ses partisans qui continuaient à le croire immortel.

Le soulèvement général des esclaves

Malgré les discours généreux de certains philosophes du Siècle des Lumières, Diderot en particulier, les interventions à la tribune de la Convention d'orateurs favorables à l'abolition de la traite des noirs, comme l'Abbé Grégoire, l'article de Marat dans le journal l'Ami du Peuple, jusqu'en septembre 1791, la traite des noirs n'avait pas encore été abolie dans les colonies françaises des caraïbes.

Néanmoins, c'est dans ce contexte qu'éclata le soulèvement général des esclaves sous le leadership d'un prêtre du vaudou, Dutty Boukman. Il organisa une importante cérémonie au Bois Caïman le 14 août 1791, où des milliers d'esclaves jurèrent de débarrasser la colonie des colons blancs. Le soulèvement éclata dans la nuit du 21 au 22 août 1791 et dura une dizaine de jours. Près de 1,000 Blancs furent assassinés, 161 sucreries et 1.200 caféières s'envolèrent en fumée. Les colons qui avaient échappé au massacre se refugièrent dans la ville du Cap. Les insurgés, enhardis par leurs victoires initiales, déclenchèrent l'assaut de la ville du Cap. La riposte des colons ne tarda pas, violente et féroce. Boukman fut criblé de balles, décapité et sa tète plantée au bout d'un pieu, fut exposée sur la place d'armes du Cap avec l'écriteau « Tête de Boukman, Chef des Révoltés ».

L'ascension de nouveaux leaders Jean François, Biassou et Toussaint

Un triumvirat composé des généraux Jean François, Biassou et du médecin des Armées, Toussaint, remplaça Boukman. Toussaint devint le lieutenant de Biassou qu'il ne tarda pas à supplanter grâce à sa discipline, à son ascendant sur les noirs, à ses aptitudes au leadership, à ses talents d'organisateur et à son endurance physique. Toussaint émergea rapidement comme leader du mouvement des esclaves avec pour boussole et objectif la liberté des esclaves et la fin du système de l'exclusif à St Domingue.

La jalousie et les convoitises suscitées par les performances économiques de St Domingue poussèrent l'Angleterre et l'Espagne à entreprendre tout ce qui pouvait gêner l'action des agents du gouvernement de La France révolutionnaire et régicide. Toussaint Breda comprit l'importance de ces rivalités entre les grandes puissances de son époque. L'œil rivé sur son objectif ultime et sublime : la liberté générale des Noirs, il saisit l'opportunité offerte par la partie espagnole de l'ile St Domingue et sa majesté le très Catholique Roi d'Espagne. Il en résulta l'initiation à la discipline, aux techniques et à la tactique, aux stratégies militaires les plus avancées de la fin du 18e siècle.

Comme l'a si bien dit Aimé Césaire (2) , « on lui avait légué des bandes. Il en avait fait une armée. On lui avait laissé une jacquerie. Il en avait fait une révolution ; une population, il en avait fait un peuple…».

Alors qu'il s'engageait sous la bannière de l'Espagne royaliste, Toussaint, entreprit une propagande fracassante en faveur de la liberté générale. Il déclara de façon claire et percutante, capable de galvaniser les énergies des jeunes révoltés : « Frères et Amis, je suis Toussaint Louverture, mon nom s'est peut être fait connaitre jusqu'à vous ; J'ai entrepris la vengeance. Je veux que la liberté et l'égalité règnent à St Domingue. Je travaille à les faire exister. Unissez-vous à nous ! ». Cette déclaration fut signée : « Toussaint Louverture, Général des Armées du Roi pour le Bien Public ». Quel témoignage plus éloquent de son intelligence politique !

Rencontre entre deux destins - Léger-Félicité Sonthonax et Toussaint Louverture

Dans cette conjoncture riche en événements, projetant sur la scène des hommes remarquables par leurs talents de meneurs d'hommes ou d'organisateurs, deux échantillons se sont révélés des stratèges capables d'identifier ce dont le moment était porteur : Toussaint Louverture et Léger-Félicité Sonthonax. Ce dernier, récemment désigné au poste de Commissaire Civil à St Domingue, avait fréquenté la Société des Amis des Noirs à Paris. Quand le nouveau gouverneur, un ancien colon Galbaud, appuyé par les marins royalistes, décida de défier l'ordre des commissaires civils de rentrer en France, Sonthonax acculé, choisit de mobiliser contre eux les esclaves révoltés stationnés dans les environs de la ville du Cap. Il leur distribua des armes avec ces mots ; « Ceux qui tenteront de vous enlever ces fusils, voudront vous réduire à l'esclavage ».

A la suite de patientes négociations, il réussit à rallier Toussaint à la cause de la République en proclamant « la liberté générale des esclaves ». Toussaint et Sonthonax non seulement ont identifié ce que postulait la conjoncture, mais encore ils ont, par leurs décisions opportunes, favorisé des changements et des avancées irréversibles dans l'histoire de St Domingue. La coopération entre un représentant éclairé de « l'éternel hier » et un membre d'une majorité opprimée peut produire des résultats remarquables. L'Histoire universelle fournit plusieurs exemples de ces connivences heureuses.

Dans sa marche inexorable vers l'autonomie, l'indépendance de St Domingue qu'il considérait comme la garantie de la pérennité de la liberté des noirs, Toussaint renvoya un à un les représentants de la Métropole à St Domingue : Sonthonax, Roume, Lavaud, Rigaud, Vincent, Leclerc. Tous furent pour lui des alliés provisoires, des jalons vers une autonomie graduelle. Cette approche gradualiste ne lui évita point la déconvenue de son arrestation par la ruse suivie de sa déportation en France le 7 juin 1802. Au moment de monter à bord du navire qui devait le conduire à destination, il prononça ce message prophétique : « En me renversant, on n'a abattu à St Domingue que le tronc de l'arbre de la liberté des Noirs. Il repoussera par ses racines, car elles sont profondes et nombreuses ». Il fut incarcéré au fort de Joux dans montagnes du Jura français où il mourut de froid et d'inanition le 7 avril 1803.

L'Apothéose

Après la mort de Toussaint Louverture, la guerre d'indépendance continua à faire rage à St Domingue. Sous la direction du fulgurant Jean Jacques Dessalines le Grand, assisté de jeunes officiers fougueux, braves jusqu'à la témérité, les soldats de l'armée indigène infligèrent défaites après défaites aux troupes françaises, malgré la perfidie, la barbarie et la cruauté sans bornes de généraux comme Rochambeau.

Le combat pour la liberté aura duré 13 ans. L'indépendance d'Haïti fut solennellement proclamée le 1er Janvier 1804, après la glorieuse bataille de Vertières, où Capois La Mort s'illustra par un acte de bravoure qui força l'admiration du Général Rochambeau, le portant à arrêter les combats pour honorer l'officier « qui vient de se couvrir de tant de gloire ».

Pendant longtemps cette seule république noire du Nouveau Monde fut frappée d'ostracisme et subit une mise en quarantaine, application de cette expression célèbre ; « laissons ces nègres cuire dans leur jus ». En dépit de cela, Haïti a survécu et pendant 210 ans, le pays a maintenu le flambeau de la liberté. En libérant les esclaves, il a affranchi les maitres et donné un exemple qui influença les colonies Sud-américaines au 19e siècle et même l'Afrique au 20e siècle lors de la décolonisation de ce Continent.

Une épaisseur historique galvaudée

Il est navrant de constater qu'après de si belles prouesses réalisées par nos ancêtres, la situation actuelle d'Haïti est aussi déplorable et alarmante. La fiche signalétique : revenu per capita faible, omni présence du chômage et de la faim, inégalités sociales criantes, dégradation accélérée de l'environnement, une société ayant perdu ses repères, son identité et ses valeurs, etc.

Que faire ? Nous devons créer une République politiquement tolérante et réconciliée avec elle-même, socialement juste et équilibrée, économiquement forte, productive et moderne pour que l'an 2020 nous retrouve debout à l'occasion d'une double célébration : les 350 ans de la ville du Cap et les 200 ans de la mort du bâtisseur de la Citadelle, symbole de bonne gouvernance, de résistance, de courage, de fierté et de vision. Pour ce, il nous faut promouvoir une culture politique participative, une coopération intelligente et pragmatique avec les pays du Nord et du Sud. Il nous faut un collectif du Oui, car l'honneur de notre Haïti « manman libète » nous commande de planer au-dessus des marécageuses intrigues de basse-cour.

Œuvrons à la construction d'une société nouvelle, riche de toute notre puissance productive et chaude de toute la fraternité humaine. Les yeux tournés vers l'avenir, empruntons ensemble la voie du Développement Durable. C'est à ce prix que nous pourrons transformer les sombres hiers en lendemains lumineux.

Jean-Claude Desgranges, MD, FAGS

Port-au-Prince, le 15 janvier 2014

(1) Les Jacobins Noirs de C. L. R. James. Page 19.
(2) Toussaint Louverture par Aimé Césaire, page 282 – 1960


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